Ici ma mémoire tombe dans un trou. Comme si cette fumée et mon effroi fussent une mixture délétère et que ma conscience eût succombé. Il me semble que j'ai longtemps évolué dans cette fumée. Et tout de même, oui, je revois des choses - des îlots de souvenirs déserts. Je revois mon compagnon à la langue brulée. Sa face carrée, blanche, torturée et qui m'offre toujours ce sourire secret et glacé - et je comprends bien que c'était le sourire de Yorick. Et il me montre la paume de ses mains, brulées comme sa langue, couvertes de cloques suppurantes et de lambeaux saigneux et noircis. Et il sourit, il sourit. Je me rappelle encore un homme qui court, et je me demande comment il peut courir avec ces pieds énormes, déformés et blessés, et ces jambes comme deux triques, articulées autour du genou volumineux comme une transmissions à cardant ; et pourtant il court, et j'entends en passant son halètement rauque, pressé, dont dont je ne sais s'il trahit l'essoufflement ou la peur. Il y a aussi cet enfant que je tiens, sanglotant, dans mes bras. Qui était-ce ? Je ne sais plus. Je me revois seulement l'étreignant, pressé contre moi. Je mêle mes sanglots au siens. Il y a toujours cette fumée, et dans les cheveux de l'enfant je vois courir la vermine. Et j'ai croisé encore les hommes en ligne, mais beaucoup plus tard, après bien des heures. La lumière du jour a changé et s'assombrit. C'est moi qui cours, cette fois, je passe en courant et ils sont toujours là, les pieds dans la boue, immobiles dans les déchirures de la fumée mêlée au vent d'hiver. Leurs rang se sont encore éclaircis. Et ils n'ont plus les oreilles rouges. Toute la peau qu'on voit, les mains, le visage, les oreilles, ont la même couleur bleuâtre. Et j'ai revu enfin, une dernière fois, mon premier compagnon. On l'emporte sur une civière. Un drap recouvre entièrement sont corps raidi. Pourtant je vois, sous le linceul, son visage blafard, son visage qui sourit. Mais, ah! ce n'est plus désormais le même sourire. Maintenant qu'il est mort il a perdu le sourire de Yorick. Ce sourire là est heureux, et je sais que c'est à moi qu'il est destiné, comme un signe fraternel, comme un message
d'espérance.
Et puis...
Comment cela est-il survenu ? Comme un songe. En songe il n'y a pas de comment. Maintenant, j'étais un des ses hommes. Je ne le suis pas devenu : je l'étais. Depuis toujours. Je n'était plus ce spectateur qui tantôt les regardait avec une pitié pétrifiée. Je ne l'avais jamais été. J'étais seulement un de ses hommes là. Je trainais ma charge, comme eux, et mon corps en ruine, comme eux. Je n'avais pas d'autre souvenirs que ma fatigue et ma douleur. Pas d'autres souvenirs que ceux qui s'étaient inscrit jour après jour, que ceux qui s'inscrivaient d'heure en heure dans ma chair. Tout ce que j'avais de conscience se ramenait en ces deux point : celui où ma charge déchirait ma peau, écrasait l'os, celui où mes entrailles me semblaient devenues si lourdes qu'elles pesaient sur le bas-ventre à le rompre. Si j'avais un désir c'était seulement le désir intarissable, interminable, le désirs seulement de me coucher et de mourir. Mais je savais d'une science animal, d'une science de cheval dans ses brancards, que je ne pouvais ni me coucher ni mourir...
Car l'homme n'est pas seul dans sa peau, il y loge une bête qui veut vivre, et j'avais de longtemps appris que, si j'eusse accepté avec bonheur que la trique des hommes noirs me tuât sur place, la bête, elle se relèverait sous les coups, comme la souris à demi morte, les reins brisés, tente encore d'échapper a son tortionnaire. Je le savais et cela rendit mon atroce fatigue et mon atroce désir encore plus atroces et cruels.
Et si au fond de ce puits, au fond de cette inépuisable géhenne, si au fond de cette hébétude déchirée j'avais une pensée - s'il me restait un sentiment, c'était l'amer crève-cœur, c'était le déchirement, c'était le désespoir désert et glacé de savoir que des gens, par le monde, des hommes comme nous, avec une tête et un cœur, connaissent notre existence et notre vie, et qu'ils mènent leur vie à eux, leurs affaires d'argent, d'amour, et de table, qu'ils avancent chaque jour parmi les choses et dans le temps sans nous consacrer l'obole d'un souci. Et que même il en est d'autres, oui, qu'il en est d'autres, d'autres qui parfois songent à nous - et que cette pensée fait sourire.